Prendre de la hauteur
- Rosula Blanc

- 23 août
- 8 min de lecture
Mon cher Naulekh,
Je suis montée passer deux nuits sous tente près de vous à l’alpage.
Sous les étoiles, caressée par le vent et le soleil.

Que cela m’a fait du bien de vagabonder dans les pentes et les éboulis hors sentiers, loin de tout!
De me laisser envahir par le silence, de laissser mes pensées et soucis s'envoler avec le vent et se perdre dans l'espace.

Le soir, je me suis assise devant ma petite tente avec les deux chiens et une tasse de thé et je vous ai regardé descendre vers la source en amont du lac pour boire. Vous vous êtes attardés dans cette petite plaine à brouter, à ruminer ou juste à être. A la tombée de la nuit le troupeau de vaches d’Hérens est apparu depuis derrière le petit col et s’est approché pour s’abreuver également. Elles n’étaient pas pressées, elles venaient doucement dans votre direction en broutant. Les petits yaks ont couru à leur rencontre et ont galopé entre elles comme des bandits, les veaux d’Hérens sont partis en galop avec euxi. Les grandes vaches ont levé la tête pour observer les courses poursuites autour d’elles. Tout en broutant, elles vous ont contournés et se sont rendues au lac pour boire, les petits ont arrêté leur jeu après quelques tours de galop, Progressivement les deux troupeaux se sont démêlés et chaque groupe est parti de son coté. Les vaches vers le bas, vous vers le haut.

Tout le long, toi, tu n’as a pas bougé, comme si le monde tournait autour de toi.
C’était beau à observer, cette rencontre des troupeaux au point de l’eau.
Immergée dans votre monde, je vois des animaux libres, des troupeaux qui s’autogèrent, autant les vaches que vous. C’était d’une grande magie et beauté.

Le matin, je vous ai retrouvé perchés sur une crête face au glacier.
Quelle beauté et sérénité ici en-haut!

L’agitation de la société des humains et leurs raisonnements de non-sens et toute puissance en même temps, dans lesquels je me suis emmêlée comme dans les fils transparents et collants d'une toile d'araignée, semblent irréelles vue de ici .
Que cela me fait du bien de revenir à la terre, à la montagne, à vous!
Prendre de l'air, prendre de la hauteur, prendre de l'espace et de la distance, marcher, courir, grimper, jouer, être et aimer - VIVRE!
Ah, merci de m’avoir rappelé ce que voulait dire le mot vivre, car des fois je me fait envahir par la peur.
C'est quoi cette peur qui t'envahi, tu me demandes?
Hhmmm, c’est quoi, en effet?
Les mots que j’ai entendus et qui continuent à tourner dans ma tête, ces mots méchants comme ceux «qu’il se peut que tu doives être abattu à la suite de notre voyage ». Même si rationnellement je m’en défends, les mots suintent dans mon subconscient et cela peut faire monter un tourbillon de peur qui grandit jusqu’à ce que cette possibilité devienne ma réalité interne…
Tu dis ne pas comprendre, que ton monde fonctionne sans mots.
Comment un humain peut avoir peur de mots qui tourbillonnent? Des mots, ce sont juste des sons auquel on a donné une signification, non? Comment peut-on avoir peur de sons?
Comment peut-on prendre cela pour la réalité? Et c'est quoi "une réalité interne"?
Excellentes questions, Naulekh.
Mon cerveau humain, cet organe dont nous sommes tellement fiers et qui nous distinguerait de vous, les animaux, et prouverait notre supériorité, peut facilement tomber en panne, Naulekh, et être envahi par un virus…
Alors, au lieu de nous aider à avancer, il se tourne contre nous-mêmes et nous met en prison - une prison virtuelle, faite de croyances, de mots, de sons comme tu précises bien…. Ces mots deviennent comme des murs invisibles contre lesquels nous nous heurtons et desquels nous n’osons pas sortir….
Tu me dis que cela à l'air bien inquiétant. surtout que tu pensais pouvoir nous faire confiance.
Tu as raison Naulekh, c'est inquiétant comment le cervau humain peut être pris en otage facilement....
Je vais réfléchir encore à tes questions, Naulekh, nous en reparlerons.

Là, je voulais te raconter la suite des évènements concernant notre voyage. Tu as le droit de savoir ce qui se dit là-bas, dans le monde des humains, toi qui risque ta vie à cause de nos activités - comme ils aiment me le rappeler…
En rentrant j’ai trouvé deux nouveaux mails.
J’avais demandé des précisions concernant cette menace de mise à mort que je juge très inappropriée : « Vous me dites que si je voyage avec mon yak en Autriche, plus précisément dans les Länder de Styrie et de Salzbourg, "il se peut que je ne puisse plus ramener mon animal en Suisse ou qu'il doive même être abattu". Si je vous comprends bien, cela implique que cela ne peut pas arriver si je reste chez moi dans le canton du Valais, que l'animal ne court aucun risque d'être abattu ici? Ai-je bien compris ? Je vous prie de bien vouloir me le confirmer. »
La réponse:
« Chère Madame Blanc
Le risque que cela se produise est très faible. Cependant, comme nous ne pouvons pas prédire comment la situation épidémique évoluera à l'avenir, nous ne pouvons donner aucune prévision ni garantie. »
Elle semble dire que tu ne risque pas grande chose ici en Valais. C’est rassurant, car beaucoup d’éleveurs autour de moi ont très peur que la maladie puisse apparaitre chez nous aussi et qu’ils soient contraints à abattre leur vaches. Ce n’est donc pas le cas. Mais quelle soulagement si ce serait vrai!
Excuse moi , Naulekh, du conditionnel, mais j’ai un peu de la peine à suivre sa logique. Est-ce moi qui ai oublié un détail?
Tu me fais remarquer, que nous ne sommes peut-être pas de la même espèce, la dame et moi, et qu'elle percevrait des choses que moi je ne peux pas percevoir? Ou vis versa? Comme cela nous arrive souvent à toi et moi?
Peut-être tu as raison...
Je lui ai donc demandé de me donner plus de détails sur son évaluation de la situation actuelle et sur les raisons qui l'ont amenée à conclure que le Valais était plus sûr que l'Autriche, malgré les assurances de ses collègues autrichiens que leur région est exempte d'épizooties bovines et la proximité du Valais des foyer épizootie français. Je lui dis que je dois pouvoir expliquer de manière fondée à mon équipe de soutien pourquoi je me retirerais du projet.
Pour que nos voyages puissent se faire il faut à chaque fois toute une équipe de soutien, tu le sais, Naulekh. Des bergers et amis qui gardent le chalet, les chiens, les chats, les deux vieux yaks à la ferme et viennent contrôler le troupeau à l’alpage. Maintes personnes investissent leur temps, leur énergie et aussi leur argent pour que nous puissions voyager. Cette année c’est notre ami Rob Williams qui a promis d’assurer la garde de la ferme et du troupeau pendant notre absence. Il vient depuis les Etats Unis avec son fils pour nous soutenir et nous permettre de voyager! Tu t’imagines! C’est super beau. J’étais tellement heureuse d’avoir trouvé un soutien aussi fort. J’en ai pleuré de joie et d’émotion quand il me l'a proposé.
J’avais toujours rêvé que notre ferme et son chalet puissent permettre une résidence artistique ou une retraite (d’écriture) à quelqu’un pendant notre absence en échange de veiller sur le troupeau. Rob qui a un doctorat en histoire environnementale travaille sur différents projets et est en train d’écrire un livre sur les yaks dans le monde et ce que l’humain peut apprendre de la sagesse de votre espèce. Biensûr, il voulait aussi mentionner nos voyages.
Exactement, Naulekh, il était déjà venu nous voir il y a quelques années en voyage de recherche. Et nous avons discuté jusque tard dans la nuit sur les yaks et tout ce que nous vivons et apprenons de vous, car Rob a aussi eu une ferme avec des yaks chez lui dans le Vermont.
Oui, seul on n’arrive pas à faire grande chose dans le monde! Sans soutien, sans coups de mains, sans amis, sans équipe qui croit en nous, sans rencontres de fortunes le long du chemin… Tu le sais bien, toi qui vit en troupeau.
Ah oui, tu me le dis, tu veux bien voyager sans les autres yaks, mais pas sans moi, sans notre amitié et complicité! Oh oui, combien j’apprécie ta complicité et nos échanges pendant nos voyages. C’est ma grande joie! Et aussi avec Nouri. C’était magique de voyager l’année dernière à trois - trois espèces différentes - humain, chien et yak à travers la montagne. Chacun dans son rythme, mais malgré tout ensembles, fortement unis par cette traversée des montagnes commune. J’ai de la peine a trouvé les bon mots pour ce lien archaïque entre les êtres qui semble venir de la nuit des temps, mais je ne oublierai jamais cette expérience. Ces moments sont gravés dans mon coeur. Oh oui, merci mon Naulekh, pour tout ce que tu m'as montrée et fait vivre!
Rob et son fils ne sont pas les seuls à nous soutenir, il y a pleins d’autres gens qui sont là pour assurer des parties de la logistique, du transport, de nous héberger, de nous ravitailler ou venir à notre secours si nécessaire. Des gens qui nous fournissent des informations précieuses sur la faisabilité des itinéraires pour un animal de bât comme Albert qui a voyagé partout dans les Alpes avec son ânesse Taori.

Ah oui, et l’autre mail que j’ai reçu est celui du canton:
«Bonjour Mme Blanc,
Je comprends parfaitement vos interrogations concernant votre projet. Toutefois, il n’est malheureusement pas possible, à ce stade, d’établir un pronostic fiable quant à l’évolution de la situation, même si celle-ci semble actuellement se stabiliser en France.
À ce jour, rien ne s’oppose légalement à l’autorisation de votre voyage, sous réserve que l’ensemble des conditions réglementaires prévues par l’ordonnance relative à la Dermatose Nodulaire Contagieuse (DNC) soient respectées. Néanmoins, je souhaite attirer votre attention sur le fait que les mesures de lutte contre la DNC ne se limitent pas à la vaccination, mais incluent également une restriction stricte des mouvements d’animaux. Il convient en outre de rappeler que, par principe, tout déplacement d’animaux entraîne un risque accru de diffusion d’une épizootie, le principe de précaution devant prévaloir dans ce type de contexte.
Pour ces raisons, nous ne pouvons que vous recommander de renoncer à ce voyage pour le moment. En vous remerciant de votre compréhension, et avec mes meilleures salutations »
Ils admettent donc que rien ne s’oppose légalement à notre voyage. Et quand j’ai vérifié "l’ensemble des conditions réglementaires prévues par l’ordonnance relative à la Dermatose Nodulaire Contagieuse" (une loi qui a été rédigé en mois de juillet de cette année), il n’y a rien non plus qui s’applique à nous, car tout ce qui est spécifié dans cette loi concerne les zones de restriction uniquement.
Vu que rien dans la loi ne s’oppose à notre voyage et n’ayant trouvé aucune mention d'épidémie bovine en Autriche dans le bulletin Radar et que, ni l'OSAV, ni le vétérinaire cantonal compétent n’ont pu avancer d'arguments convaincants démontrant que c’était moins dangereux pour toi de rester ici en Valais que de voyager dans les Alpes autrichiennes, j’ai refait une demande de réimportation pour toi. J’ai joint la lettre des Länders de Salzbourg et de Styrie dans laquelle ils autorisent le voyage et précisent leurs conditions.
Et surprise, j'ai reçu l'autorisation le jour suivant!
Tu lèves la tête d'un air interrogateur: Ca y est, on part?
Attend Naulekh, en effet, il ne s'agit que d'une autorisation provisoire, " dans l'état actuel des connaissances", comme ils précisent. "Les autorités vétérinaires du canton du Valais devront décider, en fonction de la situation épidémiologique au moment du retour, si et dans quelles conditions le retour pourra être autorisé."
Donc, tu me demande, cela ne veut rien dire? Il ne me garantissent même pas de pouvoir rentrer?
Non, ils ne te garantissent rien, et ils ne précisent pas ce que pourraient être les différents scénarios afin que nous pouvons prévoir des solutions.
En plus ils demandent "que les autorités autrichiennes établissent un nouveau TRACES "BOV-INTRA-X", sur lequel le vétérinaire officiel de l'UE compétent atteste (avec cachet original et signature) en plus de toutes les autres conditions, au moment du contrôle avant le retour en Suisse que le yak est en bonne santé et qu'il n'a notamment pas eu de contact avec des animaux soumis à des restrictions de mouvement pour des raisons de police sanitaire."
Jusqu'à présent nous avons toujours pu renter avec le TRACES du voyage qui avait été établi en Suisse. Mise à part la charge administrative, que cela implique-t-il de refaire un TRACES?
Je ne peux pas te répondre mon Naulekh, il faut que je me renseigne.
Je vais aussi me renseigner sur les différents scénario possibles, je te le promets.
Je le ferai dès que je serai de retour à la maison et je t'apporterai les nouvelles la prochaine fois.







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