Partir ailleurs
- Rosula Blanc

- 4 sept.
- 4 min de lecture
Cher Naulekh,
Comme promis j’ai essayé de me renseigner sur les différents scénarios de rentrée possibles.
Les réponses sont toujours évasives:
« Bonjour Madame Blanc,
Comme nous l’avons déjà indiqué à plusieurs reprises dans nos courriers et comme l’ont également fait les autorités du canton du Valais, nous déconseillons ce voyage en raison de la situation sanitaire délicate. Personne ne peut prédire comment la situation va évoluer ni quelles en seront les conséquences. C’est pourquoi vous devez, à l’heure actuelle, vous mettre d’accord avec les autorités compétentes en Autriche et dans le Valais.
Les conditions d’importation et d’exportation visent à protéger le cheptel en général, ce qui est prioritaire par rapport aux animaux individuels.
Avec cela, nous avons répondu à toutes les questions qui nous ont été posées.
Cordialement »
Le mail n’est même pas signé!
Et la personne dit avoir répondu à toutes mes questions qu’elle n’a répondu à aucune! Les questions étaient proprement listées de 1-3.
Mais que faire avec un courriel pareil?
On aurait pensé que toute stratégie de crise consiste à imaginer tous les scénarios possibles et comment réagir dans chaque cas. Mais d’après ce mail on dirait que nos autorités n’ont aucune idée et aucun plan.
Tu me dis qu’aucun yak ne suit un leader qui semble avoir aucune idée de où il va et ce qu’il fait.
Éclat de rire.
Ah, Naulekh, tu me fais rire! Je vois trop bien la situation, je l’ai observé maintes fois que, quand le berger en tête n’est pas sur de son chemin, pire encore s’il se trompe et se reprend, le troupeau de yaks ne suit plus. Mais ce que vous avez raison!
Vous le sentez tout de suite, n’est-ce pas? On ne peut pas faire semblant avec vous.
C’est logique, tu me dis. Il faut se détourner de tels fake-leadership qui ne savent pas ce qu’ils font. Car cela met en danger tout le troupeau. S’arrêter, ne plus écouter, commencer à brouter, partir ailleurs…
Mais pourquoi les humains ne le font pas? Pourquoi nous restons?
Pourquoi nous continuons de suivre les recommandations et les ordres de ces bureaux et autorités même si tout nous dit qu’ils ne sont pas crédibles? Car ils ne font rien pour nous montrer leur compétence et qu’ils sont de bons Leader qui nous mènent sur un chemin de sécurité vers un futur meilleur. Tout au contraire.
Vous ne ferriez jamais cela.
Sauf si on vous bat et on vous brise dans votre être…
J’ai l’impression qu’une grande partie des humains a été brisée, éloignée de leur sentiment du juste et du faux, de leur alignement naturel. Nous ne sommes plus enracinés en nous-mêmes et croyons plus aux mots et aux titres que en notre ressenti profond.

Naulekh, j’ai passé des journées difficiles à prendre une décision. Ce ne sont pas que ces messages vides et sans aucune garantie concrète des autorités, il y a aussi l’itinéraire qui ne veut pas s’aligner.
Ce dont je rêve c’est de passer du temps avec toi et Nuuri en montagne, dans ce lien profond qui nous unit comme êtres vivants qui voyagent ensemble, qui partagent un moment de vie ensemble, qui négocient leur besoins. Pour moi c’est de retrouver cet ancien lien entre homme, animal et la montagne, de le comprendre dans mon corps en marchant dans les pas des muletiers et des passeurs de cols, de le revivre dans le présent, de le perpétuer à travers nous. Cela me nourrit et m’inspire, cela me donne un lien avec les paysage, la montagne, le vivant - et avec moi-même. J’apprécie énormément ta compagnie, ton intelligence, ton indépendance aussi, ta communication et finalement ton côté drôle et comique. Tu me donnes tellement. C’est un immense cadeau de pouvoir voyager avec toi et vivre ce lien de confiance qui se crée entre nous. Chaque jour, chacun de ces instants est précieux pour moi. Je cherche toujours comment créer plus de ces moments dans ma vie où nous nous engageons ensemble ou nous nous rencontrons réellement.
Mais j’ai un sentiment mitigé pour ce projet en Autriche, il y’a trop d’obstacles ou d’incertitudes. J’ai pu en éliminer pas mal, ouvrir des portes, trouver des solutions… mais il manque la fluidité, la beauté de la ligne car il y a tout un massif dans ce parcours qui semble autant difficile à traverser pour un animal de bât, que de contourner.
La ligne dans le paysage que tu sais tellement bien prendre. Tu sais tellement bien analyser le terrain et trouver les passages. Je fais la même chose sur les cartes, mais là, je n’ai pas trouvé la ligne qui me satisfait. Je n’aime pas quand les lignes s’approchent trop de la civilisation, quand nous devons marcher dans les vallées sur les routes, entre les habitations dans un paysage cultivé. Ce n’est pas le terrain qui nous convient. Le challenge est de trouver la ligne la plus alpine que possible où tu arrives encore à passer sans te mettre en danger. Il y a des topographies qui s’y prêtent et d’autres massifs ou la géologie conspire contre nous.
Cela me déchire le cœur de devoir renoncer à notre voyage.
J’ai beaucoup pleuré.
Mais j’ai le sentiment que le cadre n’est pas juste…
Mon Naulekh, tu passeras encore un mois à Tzaté, cet endroit tellement beau et serein, avec ton troupeau et ton ami Tsarang. Je sais que tu vas être bien. J’aime te voir en chef de troupeau, ta calme clarté, ton ancrage, ton être avec la montagne et la nature.
Et moi? Je vais aller m’aérer la tête loin d’ici. Tourner le dos à cette dame et les autorités, aller ailleurs, me remplir la tête et le cœur avec d’autres images. J’ai été accepté pour faire une résidence artistique au Sichuan en Chine, dans les contreforts du Tibet, entourée de yaks et de chevaux…. Le pays de tes ancêtres…
Je te raconterai, mon Naulekh.







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